L’ascension des prêcheuses superstars

Pendant plus d’une semaine nos reporters ont traversé le Sud profond de l’Amérique, à la rencontre des femmes prêcheuses, ces « born again » qui transcendent les foules, vénèrent Jésus et Trump. En cette période d’élection présidentielle, leur vote et celui de leurs fidèles pèseront d’un poids considérable.

Elle est apparue juste après que les fidèles ont fini de déposer leurs offrandes sur la scène qui occupe toute la largeur de la vaste église. Ses escarpins écrasent les enveloppes roses renfermant les dons. Blonde, fine, robe rouge et microserre- tête, elle est… divine. L’assistance – principalement des femmes noires entre deux âges – retient son souffle. Ce matin d’août, au moment où un orage tropical s’abat sur le New Destiny Christian Center d’Apopka, dans le centre de la Floride, la pasteur Paula White débute son prêche dominical.

Ça démarre calmement. Il est question, en substance, de la nécessité de s’en remettre au ciel pour affronter les difficultés de l’existence :

Dieu sait exactement qui vous êtes et il vous aime.

Puis son débit va crescendo, son corps se met en mouvement. Elle cite les Évangiles, roule des épaules, claque des doigts, jure à nouveau de « l’amour du Christ », montre le poing, lâche quelques blagues, feule, tape du pied, gouaille et finit par ordonner : « Satan, sors de ma vie. » Quand, une quarantaine de minutes plus tard, elle en termine avec ce monologue halluciné où se mêlent théologie et conseils de bonne copine, le public est extatique. « C’est Dieu qui parle à travers moi », confiera-t-elle après l’office.

Un passé à scandale

 

Paula White, 50 ans, est une star ; la plus connue des prêcheuses américaines. Sa jeunesse agitée, ses émissions de télévision, ses trois mariages, son train de vie pharaonique, ses ennuis avec le fisc, sa ruine et, enfin, son retour sur le devant de la scène : rien de tout cela n’affecte sa popularité. Au contraire. Pour les évangélistes, le principal groupe religieux aux Etats-Unis (1), chuter n’est en effet pas rédhibitoire, à condition de faire amende honorable et d’accepter d’être « sauvé par Jésus ».

Un pasteur sur dix est désormais une femme, renouvelant le genre. Longtemps considérés avec mépris par les Eglises protestantes traditionnelles, ces « born again » (« renaître dans la foi », ndlr) forment aujourd’hui une composante incontournable de la société américaine. En cette période d’élection présidentielle, leur vote pèsera ainsi d’un poids considérable, bien que sans surprise : être évangéliste c’est presque systématiquement être affilié à la droite religieuse. Pour un Français habitué aux rites immuables du christianisme européen et aux crispations du débat sur la laïcité, cette omniprésence du fait religieux est souvent un choc. Mais l’ignorer, c’est ne rien comprendre à l’Amérique contemporaine.

Kimberly Jones Pothier aime gratifier ses visiteurs de hugs puissants, des étreintes qui semblent dire :

Dieu et moi-même nous chargeons désormais de ton fardeau.

Notre voyage avait débuté dans son église, l’un de ces nombreux lieux de culte posés le long de la route qui traverse Fayetteville, une bourgade proprette de Géorgie. Dans cet Etat du cœur de la « Bible Belt » – la frontière imaginaire qui délimite la partie du sud-est des Etats-Unis où les « Jesus lovers » sont les plus enthousiastes –, la moitié des habitants se considèrent comme « très religieux » (1).

Ici comme en Floride voisine ou dans le reste du pays, les nouveaux chrétiens affichent leur foi sans aucun complexe, qu’ils soient ancien président (George W. Bush), monsieur et madame Tout-le Monde, hurluberlus ou marginaux. Le père de « Pasteur Kim » était prêcheur itinérant, parcourant le Middle West pour transmettre la bonne parole. Il a d’abord eu des réticences à voir sa fille vouloir l’imiter : selon ses exégètes (masculins), la Bible réserverait en effet ce rôle aux hommes. Les choses ont changé.

« Tonner et menacer les pêcheurs des foudres de l’enfer, ce n’est pas mon truc, explique Kimberly Jones Pothier. Je préfère parler d’amour et donner de l’espoir. » Un prêche simple et sucré qu’elle diffuse sur les réseaux sociaux, où ses Dr. Martens et son look sagement punk lui ont permis se démarquer de la concurrence.

Pasteur et actrice de télé-réalité

L’adresse du rendez-vous suivant est celle d’une résidence privée de la banlieue aisée d’Atlanta. Des grandes maisons identiques, des pelouses taillées au cordeau, rien ne dépasse. Dommage que l’on ait oublié de planter les arbres pour se protéger du cruel soleil de Géorgie. La pasteur Tara Lewis est apparue très légèrement en retard, après avoir descendu l’escalier de son logis rutilant, moulée dans une spectaculaire robe noire.

Après avoir participé à Sistershood, une émission de téléréalité trash mettant en scène des épouses de pasteurs, elle présente désormais une émission religieuse sur le câble, en duo avec son mari, Brian. « Nous voulons montrer ce qu’est une vraie famille chrétienne », précise-t-elle. Télévision, Internet, T-shirts ou autocollants à l’arrière des voitures : pour les évangélistes, peu importe le médium du moment que se transmet le « gospel de Jésus Christ », ce récit de la vie éternelle promise aux croyants. Tara Lewis est noire, franche du collier, et affiche un corps sculptural, fruit de vingt heures hebdomadaires de fitness.

Il y a vingt ans, c’est d’ailleurs dans une salle de gym qu’elle avait rencontré Brian, un Juif californien devenu pasteur évangéliste. Une Noire et un Blanc, convertis par-dessus le marché : outre qu’il leur donnera peut-être un jour ce succès d’audimat dont ils rêvent, ce schéma conjugal est une rareté dans leur milieu, surtout dans le Sud. Après huit ans de présidence Obama et la polémique sur la mort de plusieurs Afro-Américains tués ces derniers mois par des policiers à la gâchette facile, la question raciale est toujours un sujet brûlant, présent dans tous les esprits. « Il y a dans ce pays un politicien qui attise les tensions communautaires », accuse-t-elle.

Donald Trump ? « Mais non, pas du tout ! C’est Hillary Clinton qui profite des divisions du peuple américain. » On s’étonne de cette virulence, d’autant que la communauté noire s’apprête à voter en masse pour la candidate démocrate. « Croire au message de la Bible et lui permettre de devenir présidente, c’est incompatible. Elle s’oppose à nos valeurs fondamentales. Nous sommes conservateurs ; Hillary, elle, est diabolique », résume la pasteur culturiste. Des valeurs résumées par un Christ sévère sur les immenses panneaux qui jalonnent l’autoroute filant vers Jacksonville, Floride, où, le lendemain, Donald Trump tient meeting.

Jésus protégeant un embryon (non à l’avortement) ou bénissant des GI agenouillés sur fond d’Apocalypse (God Bless America !) : comme pour les vitraux du Moyen Age, le message doit être compris en un coup d’oeil. Au moment où l’on pénètre en Floride, la voix d’un prêcheur sortie de l’autoradio se charge d’enfoncer le clou : « Etre sauvé par Jésus ou emporté par Satan. » Car le diable est partout, rappellent les sermons. Derrière un divorce, un foyer submergé de dettes. Ou derrière l’obésité morbide dont souffrait Shane Boen, 42 ans. On l’a rencontrée durant le discours du candidat républicain au Veterans Memorial Arena, une immense salle omnisports de Jacksonville. Ce soir-là, « The Donald » semble fatigué et confus, mais Shane, ceinte de son écharpe de « Mme Rêve américain 2016 », resplendit.

Elle a été sacrée reine de ce concours de beauté quelques jours plus tôt, après avoir perdu 30 kg. Un résultat obtenu, selon elle, grâce à la prière et au « Vi-Shape », un régime à base de barres vitaminées et de boissons énergisantes. « Nous croyons en Dieu, la famille et la patrie. Dans cet ordre », explique Shane Boen, qui soutient donc Trump, comme 70 % des évangélistes (2).

“Inspirer la vie des gens”

Chaleur étouffante. Humidité maximale. Nuées de moucherons gros comme le poing. La route traverse le « marais du bouseux » (Cracker Swamp) et, perdu dans un sous-bois, le cimetière d’une charmante église où les tombes des soldats morts durant la guerre de Sécession ont été fraîchement décorées du drapeau confédéré. Un monde, décidément, sépare le nord rural de la Floride de Miami, la métropole cosmopolite et clinquante du sud de l’Etat.

La vie est dure par ici, et le travail rare

dit Carrey Morford, en surveillant du coin de l’œil la demi-douzaine d’enfants – les siens et ceux des voisins – qui jouent dans la piscine de ses beaux-parents, à Melrose. Une « mum » souriante, en jean et débardeur, dont on n’aurait jamais deviné qu’elle puisse aussi être pasteur. A 33 ans, Carrey est pourtant à la tête d’une petite communauté informelle qui se réunit dans une clairière et qu’elle a baptisée la Mission du chemin de terre. On fi nit vite par comprendre qu’elle professe discrètement des idées iconoclastes, infiniment plus libérales que la doxa évangéliste (« Je vais même voter Clinton, mais ne le répétez pas »).

Alors pourquoi rester dans ce coin perdu, 100 % blanc et conservateur, où elle a passé toute sa vie mais dans lequel elle semble tellement détonner ?

Je veux inspirer la vie des gens, comme le faisait Jésus

confie Carrey Morford. Je crois au prêche par l’exemple, à la générosité et à la tolérance du christianisme originel. » Il arrive pourtant aussi aux croyants les plus sincères de douter. En plus de leurs trois enfants, Carrey et son mari, Isaac, ont ainsi adopté un adolescent (« Je ne vous laisserai pas orphelins », Jean 14:18). Lequel, l’année dernière, a violé l’une de leurs fillettes. Sa voix se brise :

C’est notre foi qui a amené cette catastrophe sur notre foyer.

On n’a pas osé lui demander de détails. Au septième jour de notre traversée de l’Amérique des croyants, à Melbourne, station balnéaire anciennement à la mode du centre de la Floride, une mélodie sirupeuse s’échappe de l’église Jésus-est-la-clé.

Sur l’air de Candle in the wind, Chad Forshino, coiffure et chemise bouffantes, y chantait « les louanges du roi des rois » en s’accompagnant au piano avec la dextérité d’un pianiste de hall d’hôtel. « Il improvise en fonction de ce que lui souffle le Saint- Esprit », jurait la pasteur Janna Hogan-Forshino en désignant son mari. Cela a duré longtemps, pour le plus grand plaisir des douze personnes âgées qui composaient l’assistance. Immobile dans le fond, il y avait aussi ce type auquel il manque une dent et qui ne rate aucun office.

Eddy Layton, 48 ans, a débarqué de Virginie il y a quelques années et n’a ni femme, ni enfants, ni proches. Dans ce pays immense, la Floride est un réceptacle à déracinés venus chercher un nouveau départ ou y terminer leur vie au soleil. Un terminus de la solitude, où les lieux de culte sont la dernière garantie d’un minimum de vie sociale.

Une mégapole pour les croyants

Paula White se recoiffe, aidée de trois assistantes. Après son prêche enflammé, on l’a rejointe dans son immense loge, où six de ses adjoints, tous des hommes, ont pris place autour de la lourde table de style texan garnie de fruits et de fromages.

Sa petite fille sur les genoux, elle raconte d’une voix douce pour la énième fois les mêmes anecdotes sur son parcours hors du commun. Une vraie professionnelle doublée d’une hôtesse charmante qui se démène pour Donald Trump, « un ami de quinze ans » : il faut convaincre l’establishment évangéliste que le candidat républicain est un bon chrétien. A ceux qui s’étonneraient de l’alliance d’une femme en contact direct avec le Très-Haut et de l’homme d’affaires qui n’a jamais manifesté d’intérêt pour la religion, il est conseillé d’aller chercher du côté du « gospel de la prospérité ».

La pasteur White est en effet réputée pour prêcher à ses ouailles que plus ils donnent à leur église, plus le ciel le leur rendra. Selon cette doctrine extrêmement contestée dans les milieux chrétiens, la richesse individuelle est donc, par extension, un signe de la grâce divine. De là à faire d’un magnat de l’immobilier comme Donald Trump un élu de Dieu… CQFD. Mais Paula White voudrait surtout parler de ses projets.

Ces tonnes de nourriture et de matériel scolaire distribuées aux familles nécessiteuses du coin. Cette collection d’escarpins à son nom (« J’adore les chaussures, vous savez », confie-t-elle, coquette). Et surtout, cet immense complexe qu’elle s’apprête à faire construire autour de son église de New Destiny. On y trouvera un hôpital psychiatrique gratuit, une école, des logements. Une véritable ville dont elle a déjà décidé le nom – Destiny la bien nommée – et dont elle confiera la direction à son fils, Bradley Knight.

Et lorsque Paula White promet qu’il bénéficiera dans sa tâche de « la bénédiction de Jésus Christ », ce trentenaire sympathique ainsi que l’ensemble des présents acquiescent avec conviction. On se gardera bien de jouer les sceptiques : lorsque nos prêcheuses annoncent la couleur, généralement, elles s’y tiennent. Au nom de la Mère, de ses filles et du Saint-Esprit.